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principale par Amelia Arvesen
Entrevue
et article originel par Amelia Arvesen, de la revue Field Mag
Les jointures couvertes de savon, Nanny Glerup travaille deux morceaux de laine brute sur ce qui ressemble à un napperon en bambou. Une mousse savonneuse déborde sur la table alors qu'elle presse la matière, dans un mouvement de va-et-vient, tout en l'aspergeant d'eau régulièrement. Sous l'action constante de ses mains, les pièces fibreuses finissent par former une espèce de grosse chaussette grise.
Photo fournie par Glerups
En cet après-midi particulièrement humide de juin, Nanny, 82 ans, m'initie à l'art du feutrage. « Quand on les asperge d'eau et qu'on les réchauffe en pressant avec les mains, les fibres se coagulent et forment un tout », me confie Nanny. Pendant les cinq premières années, c'est en utilisant ce procédé lent et méticuleux que Nanny a fabriqué ses fameuses pantoufles 100 % laine, connues sous le nom de Glerups, une entreprise qu'elle et son époux Ove ont fondée non loin d'ici il y a 30 ans.
Nous
sommes dans son atelier à Himmerland, au Danemark ; dehors, à l'horizon, le
ciel bleu pâle se fond dans les tons terreux des hautes herbes, tout comme on
le voit souvent dans les tableaux des grands maîtres scandinaves. À quelques
pas de la ferme de Nanny, passé son jardin fleuri et ses deux chats aux yeux
bleus, se trouve une grange transformée en salle d'artisanat, aux murs de bois,
sous un plafond formé de briques blanches. Les murs sont ornés de tapisseries
et de vieilles photos, et presque tout l'espace de la pièce est occupé par deux
tables couvertes d'outils ainsi qu’un métier à tisser où l’on peut voir un
tapis partiellement fini.
Quand
je lui demande combien de paires de chaussures elle a fabriquées à la main,
elle lève les bras au ciel. « Je n'en ai aucune idée », lance-t-elle.
Impossible à calculer mais c'est probablement dans les milliers.
Pendant
la pandémie, le pantoufles comme les Glerups sont devenues très populaires
parce qu'elles sont idéales pour les gens qui travaillent à la maison. Au lieu
des sneakers et des chaussures habillées, les gens (et j'en suis) étaient
heureux de pouvoir porter des flâneurs et des chaussettes coussinées pour
passer de leur bureau à la cuisine. Au même moment, l'art de vivre danois
portant le nom de hygge — consistant à profiter des plaisirs de la vie, comme
le confort, l'amitié, le fait de rire et de bien manger — connaissait une
résurgence. Des messages comme « Surmontez l'hiver et la pandémie grâce au
hygge » apparaissaient dans l'Internet pour aider les gens à composer avec le
confinement en recherchant le confort, les émotions positives, le bien-être et
le contact avec la communauté. Nous cherchions tous quelque chose qui puisse
nous aider à passer à travers.
Tous
ces facteurs ont contribué à la vague de popularité qu'a connue l'humble et
combative entreprise Glerups, bien qu'elle possédait déjà un élan favorable.
Aujourd'hui, il se vend environ 500 000 paires de Glerups chaque année à
travers le monde. L'entreprise a une filiale au New Hampshire, aux États-Unis,
une installation de production en Roumanie et son siège social se trouve
toujours à la ferme du Danemark, là où les activités de Nanny se sont
transformées en un modèle d'affaires très profitable.
Il
y a trois décennies, Glerups n'était qu'un passe-temps pour Nanny. Elle avait
d'abord été professeure de gymnastique, pendant qu'Ove travaillait en tant que
toiturier, menuisier et fermier. Les deux se sont rencontrés à la fin des
années 50, elle avait 18 ans et lui 17, à cause de leur intérêt commun pour la
gymnastique. Pour Nanny, Ove était le plus gentil garçon en ville. Ils se sont
mariés peu après et ont eu trois enfants.
Nanny
et Ove étaient futés et débrouillards à leur façon, des qualités inhérentes aux
Scandinaves. Nanny aimait coudre, tricoter et tisser. Ove fabriquait de
magnifiques meubles ainsi que des outils. Dans les années 70, Nanny suivit un
cours de feutrage et fabriqua une paire de chaussures en laine pour Ove.
«
Il les aimait tellement qu'un jour, alors qu'on était en ville, j'ai vu qu'il
portait ses chaussures en feutre et que tout le monde le regardait », confia
Nanny à des employés de Glerups lors du 25e anniversaire de l'entreprise.
C'est
ainsi qu'elle se mit à fabriquer de plus en plus de chaussures. Comme le font
plusieurs personnes créatives, Nanny prit son activité très au sérieux. « Je
suis le genre de personne qui dit : je le fais, et qui se met au travail »,
poursuit Nanny.
Pendant
ce temps, Ove s'intéressait de près à la laine dont se servait Nanny, une laine
gris anthracite douce et lustrée provenant des moutons Gotland, une race issue
de la région sud de la Suède. Ils commencèrent leur propre élevage de moutons
et Ove s'impliqua à fond dans les opérations.
Photo par Amelia Arvesen
En
1985, Nanny et Ove quittèrent la petite ville de Gislum (près de Aars) et ils
relogèrent leur famille dans une ferme un peu délabrée, histoire de se
rapprocher de la nature et de fournir plus d'espace à leurs moutons. Au début,
la ferme était un passe-temps mais Nanny avait déjà un plan pour leur retraite.
Leur propriété privée de 75 acres, située dans le Jutland-du-Nord au Danemark, offrait
un panorama spectaculaire, avec sa nature abondante, ses collines vallonnées et
ses forêts touffues.
Au
fil des ans, Nanny continua de fabriquer ses pantoufles originales. Certains
jours, elle pouvait en fabriquer jusqu'à deux paires. Ce qui suffisait quand
elle en fabriquait pour la famille, les amis et quelques personnes de la région
qui venaient visiter son kiosque dans les foires artisanales. Mais quand elle
enregistra Glerups en tant qu'entreprise officielle en 1993, elle avait alors
53 ans, Nanny réalisa qu'il lui faudrait de l'aide. Limitée dans ses capacités
de production, elle n'a pu en fabriquer qu'un petit nombre de paires au tout
début. Elle a même été obligée de refuser une demande de 200 paires de
chaussures pour enfants de la part d'un acheteur suédois.
Glerups
est probablement l'une des marques de chaussures les plus respectueuses de
l'environnement sur le marché.
Même
si leur design est très simple, la fabrication des Glerups est en fait très
compliquée. Tout d'abord, l'équipement doit reproduire la touche précise et
constante de Nanny. Mais l'outillage doit être assez doux pour éviter de
déchirer les fibres et assez énergique pour chauffer et rétrécir la laine afin
de lui donner la forme désirée.
Après
avoir improvisé et essayé différents outils pendant quelques années — incluant
une bétonnière — Nanny a trouvé une machine à carder (qui nettoie et démêle la
laine) des années 1930 lors d'un voyage en Angleterre. Chez Glerups, on l'appela affectueusement The Old Lady (La Vieille Dame).
En
affaires comme dans la vie, Nanny et Ove se complétaient parfaitement. Nanny
était la rêveuse et l'idéatrice tandis qu'Ove, plus pratique, s'occupait de
l'aspect monétaire tout en étant très doué pour trouver des solutions. «
J'avais l'habitude de dire que c'était moi qui avait les idées mais que c'était
Ove qui fabriquait les outils », souligne Nanny.
Ils
avaient aussi une vie sociale très occupée. Ove a été le cofondateur de la Danish Gotland Sheep Society et il
portait le surnom de « The Godfather
» (Le Parrain). À cette époque, les Glerup se ravitaillaient en laine chez les
voisins et chez d'autres éleveurs de mouton dans les environs, là où ils
pouvaient voir la ferme de près et s'assurer que les moutons étaient bien
traités. Mais à mesure que la production s'intensifiait, il n'y avait pas assez
de laine Gotland pour répondre à la demande et les coûts de production
augmentaient au Danemark. En 2005, ils ont ouvert l'usine en Roumanie. Puis ils
commencèrent à importer de la laine de Nouvelle-Zélande, tout en gardant des
liens étroits avec plusieurs des éleveurs de moutons du Danemark.
Dans
chaque paire de Glerups vendue aujourd'hui, le feutre est créé à partir d'un
mélange spécifique et uniforme de fibres de laine. La laine longue, grise et
lustrée provenant des moutons de Gotland fournit l'aspect douceur, tandis que
la laine blanche et pure de la Nouvelle-Zélande offre une rigidité de structure
exceptionnelle. Les pantoufles se présentent en trois modèles de hauteurs
différentes — sans-gêne, chaussure et bottillon — avec un choix entre une
semelle extérieure en caoutchouc naturel ou en cuir.
On
ne trouve nulle part le mot « durable » dans leur matériel de marketing, même
si, selon les normes actuelles, Glerups est probablement l'une des marques de
chaussures les plus respectueuses de l'environnement sur le marché. La semelle
en cuir est naturelle, la laine est naturelle, les coutures sont naturelles.
Dans toutes ses activités, Glerups prend en considération l'impact possible sur
l'environnement, sur les animaux et sur les gens.
Malgré
les succès de l'entreprise, les années récentes n'ont pas été faciles pour
Nanny et la communauté Glerups. Au terme d'une lutte contre le cancer, Ove est
décédé en 2022. Nanny n'a jamais eu de gêne à exprimer ses sentiments — des
employés m'ont dit que tout le monde avait les larmes aux yeux quand elle a
parlé lors de la célébration du 25e anniversaire — et ses larmes coulent
rapidement ces jours-ci quand elle raconte des histoires à propos d'Ove.
Pendant les moments les plus sombres de l'entreprise, quand Nanny était prête à
tout laisser tomber, Ove était toujours présent pour l'appuyer et l'encourager.
Il la persuada que, malgré toutes les épreuves et les tribulations, le but
qu'ils s'étaient donnés en valait la chandelle.
Photo
par Amelia Arvesen
Désormais,
l'entreprise est entre bonnes mains. Leur fils, Jesper Glerup, et son
partenaire d'affaires, Allan Timm, sont aux commandes et entendent poursuivre
la belle histoire des Glerups. Dans les dernières années, ils ont agrandi
l'usine de Roumanie, y ajoutant des bâtiments à énergie solaire ainsi qu'une
machine à feutrer, leur plus important investissement à ce jour. Une nouvelle usine
ouvrira en Pologne et fera l'objet d'un projet zéro déchets de Glerups, où ils
utiliseront des restes de laine pour créer de nouvelles paires de Glerups, de
même que des articles pour la maison et d'autres produits en partenariat.
S'ils
ont besoin de conseils, Nanny n'est jamais loin, occupée à jardiner, à tisser
ou à préparer une tarte à la rhubarbe à la ferme. Elle est aussi membre du
conseil et elle leur sert de guide et de phare. L'amour et la complicité qui
unissaient Nanny et Ove continuent d'inspirer l'entreprise — lorsqu'elle
partage un repas avec l'équipe par exemple, ou qu'elle s'asseoit avec des
employés pour discuter de laine, de feutrage, de produits et du procédé de fabrication
en général.
«
C'est vraiment agréable de constater que toutes ces années de travail et de
lutte ont fini par porter fruit, poursuit Nanny. Plusieurs nous ont dit que
c'était comme un conte de fées, et je suppose que c'est vrai dans le fond.
Comme dans les contes de fées, nous avons connu des hauts et des bas et, à la
fin, tout finit bien. »